Je repoussais cependant cette pensée terrible.

Comme chacun ici, je voulais puiser ma résistance dans la colère. Je voulais encore trouver en Ezra la force, la justice qui nous faisaient défaut afin que Yhwh pût enfin nous récompenser.

Alors, il ne me restait plus qu’à soutenir Ezra de mon mieux.

Il était épuisé par les jeûnes répétés. Ses mains n’étaient que plaies et sang d’avoir tiré et charrié des pierres sans répit. Des échardes de bois, mêlées à la cendre dont il s’était recouvert, infectaient sa chair. Ses épaules étaient parsemées de bubons purulents. Ses pieds étaient en charpie.

Cependant, les plaies de son corps n’étaient rien comparées au désordre de son esprit. La tension endurée durant la purification du Temple avait été terrible. Les prêtres nouveaux, ceux qui étaient venus avec nous, les lévites et les dévots, tous cherchaient à capter sa volonté et à influencer ses décisions. Tous possédaient des opinions solides, mais divergentes. Chacun pouvait argumenter du crépuscule à l’aube, vous jetant dans un labyrinthe de mots dont on ne savait plus, après les avoir écoutés, ce qu’ils signifiaient.

Tous se voulaient savants et plus malins que les autres. Ils citaient sans cesse les leçons des Patriarches ou des Prophètes. Quelque temps avant la purification du Temple, les prêtres anciens, demeurés à Jérusalem après la mort de Néhémie, avaient dévoilé avec réticence et fierté une cave, bien dissimulée à l’autre bout de la ville.

Ils y avaient, en dépit de tous les pillages, conservé des centaines de rouleaux de papyrus et même quelques tablettes d’époques depuis longtemps révolues. Selon eux, aucune décision ne pouvait se prendre sans se plonger dans les avis des sages d’autrefois. Mais les sages de jadis avaient eu, eux-mêmes, des avis opposés… Alors, les épuisants débats recommençaient, plus compliqués qu’avant.

Nul n’était plus en mesure d’imposer des décisions qui conduiraient et régleraient notre existence. Et, en ce jour de deuil, il y avait une seule chose dont je pouvais être certaine : nous étions venus à Jérusalem avec le désir de lumière et voilà que nous avancions dans l’obscurité. Nos ténèbres iraient croissantes tant qu’Ezra ne retrouverait pas la puissance de son esprit et ne serait pas en état de décider en toute quiétude.

J’ordonnai à Axatria et à Sogdiam de verrouiller la porte de notre maison, de préparer des tisanes et de la nourriture.

Il me fallut déployer beaucoup d’efforts pour qu’Ezra acceptât de se nourrir. Les tisanes d’Axatria firent merveille. Il s’endormit d’un sommeil qui dura deux jours.

Tout le temps de son repos, je dus me défendre contre la fureur des dévots et des prêtres. Ils ne supportaient pas que je soustraie Ezra à leurs soins. Ils crièrent et ameutèrent tous ceux qui leur prêtaient une oreille complaisante.

Les prêtres voulaient prier sans discontinuer dans le Temple purifié. Pour une raison obscure, ils ne le pouvaient sans Ezra. Les lévites voulaient que mon frère nommât leurs tâches et, selon la Loi et les écrits de David, désignât leurs places et leurs rangs. Notre maison fut cernée, ce qui, par chance, ne réveilla pas Ezra.

Comme je ne cédais pas, ils en conclurent que je menais des œuvres malsaines contre eux. Je laissai dire. Mais les esprits étaient chauffés à blanc. La crainte du retour des guerriers de Guersheme attisait la colère.

Et moi je leur disais :

— Attendez seulement demain. Accordez-lui un peu de repos ! Vous le tuez à la tâche. Où irez-vous, derrière son cadavre ? Ne pouvez-vous comprendre la patience de Yhwh ?

Mes mots soulevaient les protestations comme le vent tire des flammèches d’un feu.

— De quoi te mêles-tu, fille ? me répliquait-on. Ezra devrait être dans le Temple pour apaiser la colère de Yhwh et toi tu te mets en travers ? De quel droit ? Ce n’est pas notre exigence qui épuise Ezra, c’est la sottise de ceux qui te ressemblent et sont incapables d’entendre la colère de Yhwh. N’as-tu pas conscience que tu fais le jeu de Toviyyah, de Guersheme ? Tu fais le lit de tous ceux qui bavent de haine contre Israël ! Tu vas faire périr Ezra, et nous avec !

La violence montait vite avec les mots. Sogdiam était impuissant à me protéger. Ceux qu’il avait nourris avec dévouement durant des semaines le traitaient aujourd’hui de bancal, de vaurien, de nohkhri, « d’étranger », en le bousculant. Il fallut que Yahezya et quelques-uns de ses amis viennent se placer devant ma porte avec leurs armes pour qu’on nous laissât en paix une nuit de plus.

Mais enfin, après un bon repas, après qu’Axatria eut enduit son corps pitoyable de pommades et d’huiles, après qu’elle eut prodigué des massages à ses épaules rompues, Ezra apparut en meilleur état.

Pourtant, quand je lui racontais en riant comment nous avions dû défendre son repos bec et ongles, et sous les insultes, il ne s’en amusa pas.

D’abord, il voulut se précipiter, comme s’il était en faute. Je le retins : cela pouvait attendre encore un peu. Je le suppliai de réfléchir en paix avant d’être happé par le tourbillon des cris et des désirs incompatibles. Il céda avec un soupir, découragé.

— Ils ont raison d’être en colère. Lilah, quelque chose ne va pas dans ma manière de conduire les choses. Voilà le Temple à peine purifié et nos maisons sont déjà détruites ! Nous sommes à peine à Jérusalem, et voilà déjà que cela recommence comme au temps de Néhémie ! Demain, nous remonterons les maisons abattues hier, mais, la nuit suivante, Guersheme ou les Horonites attaqueront le Temple. Ou ruineront les remparts, détruiront nos récoltes dans les champs… Ils s’en prendront à n’importe quoi, pourvu que ce soit une part de nous. Toujours et encore ! C’est sans fin, car Yhwh n’est pas avec nous. Je l’ai cru, pourtant, mais Il n’est pas avec nous ! L’Alliance est toujours rompue, et voilà quelles en sont les conséquences.

En parlant, il pétrissait l’étui de cuir noué à son cou. Ses yeux cherchaient dans les miens une consolation, une confiance que j’étais incapable de lui donner. La tristesse tordait son cœur et j’étais bien impuissante à combler son attente.

Ce qu’il venait de dire, je le pensais exactement.

Il demanda encore, les larmes aux yeux :

— Lilah ! Lilah, ma sœur bien-aimée, que dois-je faire afin que Yhwh nous juge assez purs et assez bons pour nous accorder à nouveau Sa force ?

Je n’eus que du silence à la bouche. Il se figea.

Il eut une drôle de grimace et me regarda sans me voir. Je vis les muscles de son cou se tendre. Je m’attendais à le voir courir d’un bout à l’autre de la pièce, comme il le faisait dans la colère ou l’excitation. Mais, d’un coup violent, il arracha le lien qui retenait l’étui de cuir à sa nuque. Il tendit l’étui du rouleau de Moïse et le pressa brutalement contre ma poitrine. D’une voix sourde, vibrante comme un tronc sous le vent, il gronda :

— Tout ce que nous devons savoir se tient là, dans ce rouleau. À quoi bon ces murs ? Yhwh se moque de nos murs ! Nous perdons notre temps à monter des maisons qui disparaissent sous les incendies ou dont les pierres en ruine nous écrasent la tête ! Yhwh se moque de nous. Il n’attend pas que nous devenions des maçons ! Il nous met à l’épreuve, inlassablement, afin que nous entendions enfin Sa parole. Ses Lois et Ses règles, oui, voilà Sa volonté. Et nous, nous allons en nous lamentant : Pourquoi ? Pourquoi ? La réponse, je l’ai énoncée à Suse, et elle demeure la même : Parce que nous ne vivons pas selon la règle !

Je souris. Je comprenais.

Je saisis ses poignets et murmurai calmement :

— Maître Baruch disait : « La parole de Yhwh est dans la Parole de Yhwh. Nulle part ailleurs. » Il aimait répéter les mots d’Isaïe : « Écoutez la Parole de Yhwh ! À quoi bon ces holocaustes de béliers, ce graillon de veau gras, ce sang de taureaux, de boucs, n’en jetez plus de ces offrandes creuses. » Tu as raison. Les murs, c’était Néhémie. La justice, l’enseignement de la justice de Yhwh, la Parole, c’est Ezra.

Il sourit. Son corps frêle vacillait de joie comme il avait vacillé de fièvre un peu plus tôt.

— Oui, oui ! À quoi bon ces murailles d’or et cet encens, si la Parole de Yhwh tombe dans des oreilles bouchées et des yeux aveugles ?

J’ai renoué le lien de l’étui de cuir pour le repasser à son cou en disant :

— Enseigne à tous ce qui est écrit dans le rouleau. Toi seul le peux. Si c’est Ezra qui l’ordonne, chacun l’acceptera.

Il s’assombrit aussi vite qu’il s’était réjoui.

— Comment le pourrais-je ? Plus de la moitié de ceux qui nous ont accompagnés depuis Suse et Babylone ne savent ni lire ni écrire. Quant à ceux qui vivaient dans Jérusalem avant notre arrivée, c’est pis encore.

— Chacun est capable d’apprendre à lire et écrire.

Il hésita, puis se moqua durement :

— Ne rêve pas, Lilah. À Jérusalem, les rêves font couler le sang.

— Je ne rêve pas. Que tous ceux qui savent lire et écrire l’enseignent aux autres. Que chacun copie une partie du rouleau de Moïse. Ils apprendront la Parole de Yhwh en l’écrivant.

Il hésita. Il se tut. Il ferma les yeux et eut ce sourire lumineux que je ne me souvenais pas d’avoir vu sur ses lèvres depuis longtemps, très longtemps.

Il finit par murmurer :

— Le Temple de la Parole de Yhwh glissera dans leurs cœurs. Nul ne pourra l’incendier ni le réduire en ruine. La joie de Yhwh sera la forteresse de Son peuple. Et le peuple de Yhwh sera, jusqu’à la fin des temps, le peuple du Livre.

Et c’est ainsi que cela se fit.

Non sans réticence ni difficulté.

De nombreux prêtres considérèrent qu’il serait impur de faire recopier le rouleau de Moïse par des mains non désignées par les tablettes du roi David. Les lévites écoutèrent eux aussi la proposition avec horreur. Comment Ezra pouvait-il songer à délaisser le Temple, ne fût-ce que pour une brève période ?

Rapidement, naquit la pensée que cette mauvaise idée était la preuve de mon influence maléfique. Voilà pourquoi j’avais tenu Ezra loin du Temple, profitant de sa faiblesse. Et lorsque Ezra cita Isaïe, ils citèrent Jérémie : « Voici que viennent les jours où Je ferai entendre le cri de guerre chez les fils d’Ammon, ses villes et ses filles seront incendiées pour qu’Israël hérite de ses héritiers. » Selon eux, il fallait porter la guerre contre Toviyyah. Telle était la volonté de Yhwh.

Néanmoins Ezra tint bon. Il ordonna :

— Qu’on se mette au travail. Le premier jour du septième mois, toute la ville, hommes et femmes, époux et épouses s’assembleront devant la porte des Eaux. Et tous liront d’une même voix les lois que Yhwh a enseignées à Moïse.

Après un malheur et tandis que l’on guette l’émergence d’un autre drame, on ne le croit pas, on ne l’attend jamais, pourtant le bonheur pour un temps peut apparaître.

Et ce fut le bonheur qui apaisa Jérusalem, glissa de ruelle en ruelle, de maison en maison, alors que les têtes se penchaient sur les lettres, les mots, les phrases.

Un chant de bonheur ondoyait sur la ville tandis que les uns guidaient la main des autres afin que les calames progressent sur les papyrus.

Un chant de bonheur palpitait dans les foyers, quand, après avoir appris l’alphabet, le père et la mère s’amusaient à le réciter le soir à l’enfant afin qu’il en nourrît ses rêves.

Grands et petits, savants et médiocres n’existaient plus. Demeurait la volonté de tout un peuple d’être fort dans son savoir, ses mots et la grande Parole que l’Éternel lui offrait. Régnait le murmure d’une nation qui faisait glisser sur ses lèvres le chuchotement de la mémoire comme l’amoureux y glisse les pétales du nom de la bien-aimée.

Oh, Antinoès, mon époux, tu aurais aimé ce temps !

Il était lait et miel. Le temps de l’abondance en terre de Judée ! Nous étions ensemble, soudés par une bonne raison. Nous étions tous, hommes et femmes, vieux et jeunes déchiffrant les mêmes lettres, prononçant les même mots, chacune, chacun avec le même désir de justice.

Plus personne ne grondait. Plus personne ne chicanait.

Et peut-être que la main de Yhwh était fermement tenue sur nous, car nous n’entendions plus parler de Toviyyah, de Guersheme, des Horonites et du mal qu’on nous voulait.

Et moi, Antinoès, j’ai de nouveau tout espéré. Mes doutes se sont effacés. Nous avions eu raison de vouloir le départ d’Ezra. Le prix de notre séparation valait sa récompense. En mon cœur, l’humiliation de Parysatis recueillait son baume.

Pour la toute première fois depuis mon arrivée à Jérusalem, j’étais en paix. Je baignais dans cette folie qui s’appelle le bonheur et l’espoir.

Je me suis imaginé que, oui, j’allais pouvoir tenir ma promesse. Bientôt, chacun connaîtrait les règles de Yhwh et saurait vivre selon Sa justice. Bientôt, l’Éternel renouerait Son Alliance avec Son peuple, et la paix et la joie bourdonneraient dans les maisons de Jérusalem comme le murmure de la lecture.

Alors, j’aurais accompli mon devoir. Je pourrais reprendre la route de Suse, de Karkemish ou de l’autre bout du monde pour te rejoindre.

*

* *

Ainsi que l’avait voulu Ezra, le premier du septième mois de l’année, les cornes de bélier soufflèrent sur le parvis du Temple. En écho, d’autres lui répondirent à travers tout le pays, de la Galilée au Néguev. Nous nous retrouvâmes trente ou quarante mille devant la porte des Eaux. Nous étions si nombreux, si serrés que la terre ressemblait à un tapis de fleurs humaines éblouissant de couleurs.

Ezra et les prêtres gravirent les marches qui menaient sur les remparts. Le soleil n’était pas encore haut. Il y avait un peu de fraîcheur et les hirondelles se gorgeaient des insectes du matin en piaillant.

Et puis, ce fut le silence. Le vrai silence.

Sur Jérusalem, sur toute la Judée. Ceux qui étaient là pourront le jurer jusqu’à la fin des temps. Un silence qui n’appartient qu’à l’Éternel s’est posé sur Sa nation à cet instant.

Ezra a sorti le rouleau de Moïse de son étui. Dans le silence, chacun a pu entendre le crissement du papyrus contre le cuir.

Ezra a déployé le rouleau. Il en a déposé une extrémité entre les doigts de l’un des vieux prêtres. Il a déroulé le papyrus en son entier. Cinq ou six coudées, peut-être.

Dans le silence les quarante mille ont entendu le craquement du papyrus qu’avait un jour touché le doigt d’Aaron. Ont entendu le frottement des sandales d’Ezra sur les pierres du rempart.

Il n’y avait plus d’hirondelles dans le ciel. Seulement le bleu et les pierres blanches de Jérusalem la belle.

Le doigt d’Ezra s’est posé sur le papyrus.

Ma gorge s’est séchée. Le doute a clos ma bouche et a éteint mon souffle.

Si c’était folie ?

Si la volonté d’Ezra de faire du cœur d’un peuple le cœur d’une parole était encore une fois la folie d’un rêve ?

Était-il possible que ces milliers d’êtres deviennent le peuple de ceux qui lisent le Livre, de ceux qui font leur Temple de la Parole de Yhwh ?

Puis Ezra nous a regardés. Sa bouche s’est ouverte sans prononcer un son. Mais à la place, une seule voix, faite des milliers de voix de femmes, des milliers de voix d’hommes, une voix soufflée par les vieilles bouches comme par les jeunes bouches a lancé les premiers mots dans le ciel :

 

Premiers,

Yhwh crée le ciel, crée la terre

Terre vide de solitude

Noir au-dessus des abîmes,

Souffle de Yhwh

Mouvement du dessus des mers.

Il y eut un tremblement dans les voix. Il y eut, peut-être, un tremblement dans le ciel bleu, dans la pierre blanche et dans le doigt d’Ezra.

Puis sa main a de nouveau glissé sur le papyrus, pointant les lettres suivantes : « Yhwh nomme la lumière ». Alors les quarante mille, de la même voix, ont continué la lecture.

Tout Jérusalem a tremblé. Toute la Judée a tremblé.

La lecture est devenue un chant. Jusqu’au milieu du jour, jusqu’au moment où nous étions comme assis sur nos ombres, nous avons lu. Et chacun connaissait les paroles du texte.

À la fin, la joie a débordé. Nous dansions, nous riions, nous pleurions tout à la fois.

Ezra a crié :

— Ce jour est celui de Yhwh notre Dieu. Pas un jour de larmes ! Pas de larmes ! Allez donc manger sans vous retenir, buvez du vin doux, mangez de la chair grasse, ce jour est celui de Yhwh ! La joie de Yhwh est désormais sur votre forteresse et nul ne vous en chassera ! Ouvrez les yeux, ouvrez les rouleaux de l’enseignement et vous y trouverez, pour toujours, votre Temple. Votre Temple sera désormais la Parole et l’enseignement de l’Éternel : le Livre. Demain, allez dans les collines ramasser des branches. Demain, construisez des cabanes dans vos maisons, sur les places publiques. Construisez-en partout. Asseyez-vous dans vos cabanes et lisez l’enseignement de Yhwh.

Vous verrez qu’il n’est nul besoin de murs pour lire les règles et les lois de notre Alliance avec l’Éternel. Dans le Livre, vous serez plus en sécurité que partout ailleurs. Et nul ne vous en chassera. La Parole de Yhwh est une forteresse.

Et moi, j’ai ri et dansé comme mes quarante mille compagnons. Le soir, j’ai dansé dans les bras de Yahezya, dans les bras de Baruch, de Guershom, de Jonathan, d’Ackaz, de Manassé, d’Amos… Il y avait tant de noms, tant de bras avec lesquels une jeune fille, une jeune épouse, une jeune veuve du nom de Lilah pouvait danser !

La solitude nous avait quittés. Nous avons bu du vin, mangé de la chair grasse, joué de nos hanches et gonflé nos poitrines, nous, les milliers d’épouses.

Nous avions lu comme les hommes, toutes unies. Épouses filles d’Israël, épouses des fils d’Israël. Toutes unies, sans distinction. Toutes des épouses et des mères.

C’était la dernière fois.

Ezra dit vrai, la joie de Yhwh est une forteresse.

*

* *

Cela s’est passé ainsi, trois jours après la lecture et la fête qui s’en est suivie. Chacune et chacun étaient dans les rires, construisant les cabanes et y chantant la lecture.

Les prêtres, les lévites, ceux qui se nomment les princes du Temple, sont venus devant Ezra.

— Tu vas partout criant que Yhwh est en joie grâce à nous. Tu te trompes. Nous, nous te disons que Yhwh est en fureur. Nous te prévenons que bientôt ceux qui nous haïssent nous frapperont plus durement que jamais. Ils sont déjà dans la place. Ils sont dans Jérusalem et dans tes cabanes.

— De quoi me parlez-vous ? s’étonna mon frère.

— Comment veux-tu enseigner la Loi si la Parole de Yhwh n’est pas respectée ? Comment les fils d’Israël peuvent-ils atténuer le courroux de Yhwh si la première de ses instructions n’est pas appliquée ? Ouvre les yeux, Ezra. Regarde les visages, écoute les langages. Les peuples qui nous entourent et qui vivent en abomination avec les règles de Yhwh ont marié leurs filles à nos fils ! Voilà ce qui est.

D’autres clamèrent :

— Ezra, sous les toits de Jérusalem, l’impur se mélange sans discrimination aux fils d’Israël. L’impur se mêle à nous. Pis encore, il se reproduit telle une nuée. Les Jébuéens, les Ammonites, les Moabites, et combien d’autres encore, tous ceux qui tournent autour de Jérusalem ont donné leurs filles aux hommes de Jérusalem ! Leurs nouveau-nés remplissent nos couches depuis le départ de Néhémie ! Et toute cette engeance va et vient dans les rues de Jérusalem comme s’ils étaient fils d’Israël ! Bientôt, ils seront en âge, eux aussi, de mêler leur souche impure à celle du peuple de Yhwh. Notre anéantissement est prévisible. Et toi, Ezra, tu voudrais que Yhwh ressoudât Son Alliance avec nous ? Qu’il étendît Sa main sur toi ?

Je n’étais pas là. Un enfant, justement, naissait pas bien loin de notre maison et l’on m’avait appelée. Mais on m’a raconté l’événement en détail.

En entendant ces mots Ezra se précipita sur les marches du Temple. Là, il réduisit ses vêtements en loques. Sa tunique, son manteau, il les a déchirés comme si vingt mains l’empoignaient. Il a réclamé un couteau. Sous les yeux des prêtres, des lévites et des dévots, il s’est rasé.

Rasé la tête, rasé la barbe. Son crâne nu et ses joues nues, blêmes comme si la lèpre les recouvrait.

Après quoi, il s’est assis sur les marches du Temple et n’en a plus bougé. Il est demeuré ainsi, prostré. La bouche close, les yeux fixes, les mains immobiles.

Ceux du Temple ont ameuté la foule. On est venu de partout voir Ezra et pousser des cris devant sa tête lépreuse. On l’a supplié de parler, de proférer une parole.

Mais il est demeuré cloué dans le silence. Les prêtres s’occupaient de crier autour de lui à sa place :

— Ezra est nu devant la Parole de Yhwh ! Ezra craint Yhwh ! Ezra porte toute l’infidélité de ceux de l’exil sur sa tête !

C’est à ce moment que j’ai rejoint la foule.

Je l’ai vu de mes yeux, recroquevillé sur les marches, le visage défait. Les yeux durcis par la tristesse. Il n’avait plus de bouche, seulement deux traits comme taillés par un glaive.

Il ne voyait rien, ne regardait rien. Ou peut-être ressassait-il des pensées très anciennes. Des pensées du temps où nous étions enfants qu’il s’apprêtait à briser comme on brise les promesses. Oui, je l’ai pensé.

J’ai pensé aussi que je ne le reconnaissais plus. Qu’il n’était déjà plus celui que j’avais serré en larmes contre moi quelques jours plus tôt.

Mon frère s’en était allé. Il avait disparu, et avec lui s’étaient évanouis sa belle bouche et ses yeux d’espérance.

Ou était-ce la pâleur de son crâne et de ses joues qui m’ont fait songer à cela ?

À l’offrande du soir il s’est dressé d’un coup dans ses loques. Alors, la foule autour du temple est devenue silencieuse.

Un silence effrayant.

Et maintenant que je l’écris, j’ai peur une fois encore. Ma main est lourde des mots qu’elle va coucher sur le papyrus.

Ezra va devant l’autel. Il s’avance devant la belle vasque toute neuve, purifiée depuis peu. Nous retenons notre souffle. Même les prêtres et les dévots se taisent. Eux aussi sont envahis de crainte. On le voit dans leurs yeux et le poing qu’ils serrent sur leur bouche.

Ezra se laisse tomber à genoux. Il tend les paumes vers Yhwh. On l’entend qui geint. D’abord ce ne sont pas des mots, seulement des gémissements. Puis il lance vers le ciel :

— Mon Dieu, j’ai honte ! Je suis confus de lever mon visage vers Toi, car nos fautes n’en finissent pas, nos offenses montent vers Toi jusqu’au haut du ciel ! Depuis les jours de nos pères et jusqu’à aujourd’hui nous sommes grandement coupables. C’est à cause de nos fautes que nous avons été livrés aux mains des rois étrangers, à l’épée, à la captivité. À l’humiliation, comme aujourd’hui encore ! Nous avons déserté Tes commandements, édictés par Tes serviteurs et Tes prophètes. Pourtant ils ont dit : « La terre dont vous héritez est impure, souillée par les peuples environnants et les horreurs dont ils l’ont nourrie. Vos filles, vous ne les donnerez pas à leurs fils. Leurs filles, vous ne les marierez pas à vos fils ! » Voilà quelle est Ton instruction. Après tout ce qui nous est arrivé par notre inconduite, allons-nous encore rompre avec Tes ordres, Yhwh ? Allons-nous nous allier à ces peuples et à leurs abominations ? Comment ne Te mettrais-tu pas en colère jusqu’à anéantir ce qui reste de nous ? Yhwh, Dieu d’Israël, nous voici devant Toi dans notre faute. Et nous ne pourrons nous tenir droits tant qu’elle ne sera pas réparée. Ô, Yhwh, impossible d’être droit devant Toi tant que le pur ne sera pas séparé de l’impur.

*

* *

C’est au cours de ce jour, et encore durant la nuit et le lendemain que les dévots ont couru à travers les rues en frappant aux portes des maisons.

Toi, tu es pure. Toi, tu es impure.

Toi, tu es fille d’Israël. Toi, tu ne l’es pas.

Tes enfants sont impurs, quitte cette maison, quitte Jérusalem ! Allez, allez, tu n’es plus l’épouse de cet homme.

Séparez-vous, séparez-vous !

Faites vos baluchons, allez-vous-en ! Il y a trop longtemps que vous souillez nos rues et notre terre !

Ils tiraient, ils poussaient. Ils attrapaient les petits et les jetaient à la rue. Ceux au berceau, ils les mettaient aussi dans la rue. Les grands, ils les tiraient par les cheveux. Allez, allez, qu’on ne vous voie plus !

Les femmes criaient qu’elles étaient des épouses aimantes. Pourquoi me chasser, je suis dans son amour depuis des années ? Je vis à Jérusalem depuis toujours ! J’ai lu avec les autres devant Ezra, à la porte des Eaux ! Quelle est ma faute ?

Elles pleuraient qu’elles avaient fait tout le chemin depuis Suse avec Ezra. J’ai mené le jeûne, j’ai reconstruit les murs des maisons de Jérusalem, j’ai bâti de ma main une cabane dans le jardin pour y lire les enseignements de Yhwh. Où est ma faute ?

Les mères criaient en arrachant leurs nouveau-nés des mains des dévots. Mon enfant, mon enfant, que deviendras-tu sans père ?

Les garçons et les filles sanglotaient de terreur, les mères suppliaient :

— Regardez-nous, nous n’avons pas d’autre maison, pas d’autre toit, pas d’autre famille. Où voulez-vous que nous allions sans époux, sans père ?

Toutes elles demandaient :

— Pourquoi nous chasser comme si nous incarnions le mal ? Nous avons aimé un fils d’Israël, nous l’avons chéri et caressé, où est le mal ? Notre amour est-il un mal ? Pourquoi nous piétiner ?

Les époux et les pères se taisaient. En grand nombre, ils se taisaient.

Presque tous, ils baissaient le front de honte. Ils se cachaient les yeux derrière les mains. Ils couraient se prosterner au Temple pour se faire pardonner.

C’était un jour de fin d’été, un jour de chaleur où les hirondelles ne volent qu’à l’approche du crépuscule, pourtant un vent glacial soufflait dans les rues de Jérusalem.

Et s’il est des époux et des pères qui voulurent défendre ceux qu’ils aimaient, ceux-là, on les battit pour qu’ils se taisent et que leur honte monte avec le sang des coups.

Les épouses, les fiancées, les veuves, les fils et les filles, on les poussa vers les murs de l’enceinte. Rue par rue, avec des bâtons on les poussa.

Deux jours durant.

D’abord, des cris sans fin s’élevèrent. Puis ils firent place à la résignation.

Les unes empruntaient une direction, les autres partaient dans le sens opposé. Aucune ne savait où aller. Elles s’inquiétaient de leurs maigres balluchons, des enfants agrippés à leur tunique, des plus grands qui portaient les bébés.

À la porte des Eaux, où nous avions formé un tapis de fleurs humaines quelques jours plus tôt, s’écoulait le sang noir et puant de la honte.

Et nous, les fils et les filles d’Israël, nous étions sur les murs à les regarder s’éloigner. Dans l’effroi, incrédules.

La douleur n’était pas encore là. Seulement la stupéfaction.

Ainsi l’impureté s’écoulait loin de nous et Yhwh allait être satisfait ?

Vers le soir du deuxième jour, quelques garçons et filles revinrent en courant sur la route de Jéricho. Ils couraient vers Jérusalem en criant le nom de leurs pères. Des enfants de huit ans, de dix ou douze ans. Parfois plus. Une centaine d’enfants, filles et garçons. Courant vers les portes de la ville sur la route blanche de poussière.

Alors, sur les murs de Jérusalem, des mains ont ramassé des pierres. Des mains ont levé ces pierres et les ont jetées.

C’est bien ce que j’écris : ils ont lapidé ces enfants, jusqu’à ce qu’ils tombent ou s’en retournent. Jusqu’à ce que les mères les agrippent et les entraînent loin de nous.

Alors, j’ai su que je ne pouvais pas rester. C’en était fini de Lilah, sœur d’Ezra.

*

* *

À mon frère j’ai demandé :

— Comment peux-tu ordonner une horreur pareille ? Ne vois-tu pas celles qui sont sur les routes ? Ne les entends-tu pas ?

Il m’a répondu que lui n’ordonnait rien, que Yhwh décidait de tout. « C’est Yhwh qui veut, ma sœur, pas Ezra. Ce n’est pas moi qui ai reçu Ses lois et Ses instructions. Je n’ai fait que les lire et les apprendre. Qui le sait mieux que toi, ma sœur ? Toi qui m’as poussé ici, jusqu’à Jérusalem, à travers le désert. Alors que je ne désirais que poursuivre mon étude. C’est toi qui es allée supplier Parysatis. C’est toi qui as couché avec le Perse pour qu’il délivre ma requête à Artaxerxès. C’est toi qui as dit à Ezra : « Allez, va ! Ta place est à Jérusalem, ton destin est à Jérusalem, c’est la volonté de Yhwh. Il tient fermement Sa main tendue au-dessus de toi. « Ce sont tes mots, Lilah. » Oui.

C’était mes mots.

Cependant maître Baruch nous avait enseigné la bonté de Yhwh. Il chantait les mots d’Isaïe : « Tu secourras l’opprimé, tu plaideras pour la veuve. »

Ezra a ri en me rétorquant : « Les mots d’Isaïe, il y en a beaucoup, et de toutes sortes, ma sœur. N’était-ce pas Isaïe qui disait aussi : « Mettez fin à l’humain, c’est un souffle du nez qui ne rime à rien ! »»

Le visage d’Ezra était terrible.

Je n’arrivais pas à le reconnaître, sans cheveux et sans barbe. Un visage féroce, voilà ce que je pensais. Un visage qui me rappelait les fauves de Parysatis. Je m’en voulais d’une pensée pareille, mais voilà, c’était celle qui emplissait mon cœur.

Je lui demandai où était la justice de Yhwh. Il me répondit :

— Ici, ma sœur, dans Jérusalem. Et c’est elle qui nous protégera si nous en suivons toutes les règles, une à une, parfaitement.

— Je ne vois pas de justice à pousser des milliers de femmes et d’enfants dans la campagne, sans feu, ni toit, ni nourriture, répliquai-je. Nous ne sommes pas venus à Jérusalem pour cela.

Il rit.

— Mais si, Lilah, mais si ! Nous sommes venus pour que vive la Loi de Yhwh dans notre peuple. Nous la faisons vivre. Rien d’autre que ce qui est écrit dans le rouleau de Moïse. Rien d’autre !

Alors, j’ai dit à celui qui avait été mon frère bien-aimé :

— Moi, je ne peux pas. Je ne peux être avec ceux qui jettent des pierres sur des femmes et des enfants. Je ne peux pas séparer le pur et l’impur en séparant l’épouse de l’époux et les enfants du père. C’est au-dessus de mes forces. C’est au-dessus de mon amour pour Ezra. Au-dessus de mon respect pour notre Dieu. S’il faut choisir, je pars avec elles. Avec les répudiées. Avec les étrangères. Je n’ai pas d’autre place. Moïse, notre maître, n’a-t-il pas dit : « Tu accueilleras l’étranger chez toi comme l’un des tiens, tu l’aimeras comme toi-même parce que tu as été étranger dans le pays d’Égypte. »

Nous nous sommes regardés. Le cœur fermé l’un à l’autre. Avec cette lueur mauvaise de l’amour brisé que nous avions déjà chacun dans l’œil.

Ezra a fini par répondre :

— Si tu quittes cette maison, ma sœur, si tu quittes Jérusalem, nous ne nous reverrons plus. Tu ne reparaîtras jamais devant moi. Je t’oublierai. Je n’aurai plus de sœur et je n’en aurai jamais eu.

J’approuvai en silence, sans un mot de plus. J’avais la nausée des mots.

Une pestilence de mots comme la pestilence des offrandes de béliers, de bœufs et de graillons qui recommençaient et jetaient leurs fumées de deuil sur les toits de Jérusalem la belle.

*

**

Sogdiam a mis sa main dans la mienne. Il m’a dit doucement :

— Ne pleure pas, je ne te quitte pas. Je ne suis pas d’ici, moi non plus. Je suis seulement de partout où tu vas.

J’ai voulu le dissuader. Là où je me rendais, il n’y aurait pas de maison, pas de confort, peu de joie et beaucoup de drames. Et certainement aucune cuisine.

— Alors il faudra que j’en construise une. Où que l’on soit, il faut une cuisine, sinon on meurt de faim !

Il riait déjà.

À Axatria j’ai demandé :

— Viens-tu avec moi ?

Elle m’a regardée, creusant les reins et relevant le menton. Elle a sifflé tel un serpent :

— Moi, je n’abandonne pas Ezra !

— Je ne l’abandonne pas, Axatria. Ezra est avec son Dieu, il est avec ses prêtres et ses dévots. Il n’est plus avec moi depuis longtemps. Comment pourrais-je abandonner celui qui s’est déjà détourné ?

— Parfois, il a besoin de toi, et tu le sais.

— Non, il n’aura plus besoin de moi. Après ce qu’il vient d’ordonner, il n’aura plus jamais besoin de l’avis de sa sœur.

— Tu vois que tu ne l’aimes pas ! Cela fait longtemps que je m’en doutais. Dans le désert, tu ne l’aimais pas. Quand nous sommes arrivés à Jérusalem, tu ne l’aimais pas. Plus il est devenu grand, plus tu l’as détesté.

À quoi bon protester ? Je lui ai dit :

— Ces femmes et ces enfants qui sont là, dehors, qui ne savent plus où se réfugier sinon dans leur douleur, toi, tu veux les abandonner ?

— Ezra l’a répété : c’est la Loi.

— Mais pas la tienne, Axatria ! Tu es une fille du Zagros. Une étrangère tout autant qu’elles !

— Ah ! cela te plaît de me le rappeler ! Voilà un autre de tes mépris. Celui-là, je sais que tu l’as toujours éprouvé ! Ezra, lui, ne me l’a jamais fait sentir. Et si la Loi de Yhwh n’est pas celle de mon peuple, Ezra, lui, est ma loi.

— Axatria, tu déraisonnes ! Ne vois-tu pas qu’Ezra n’a jamais posé un regard d’affection et encore moins d’amour sur toi ? Que tu n’es et ne seras jamais que sa servante, ne le sais-tu pas ? Ne comprends-tu pas qu’en demeurant dans Jérusalem tu piétines ta vie et ta dignité ? Tu serviras Ezra jusqu’à ce qu’il te rejette, car viendra le jour où même ses servantes ne pourront pas être étrangères. Ne comprends-tu pas qu’en demeurant dans Jérusalem avec Ezra tu ne connaîtras jamais l’amour, n’auras jamais d’époux, jamais d’enfants ?

En réponse, elle m’a giflée.

Elle m’a poussée hors de la maison en hurlant que la jalousie s’exprimait par ma bouche.

Avec la fureur de ceux chez qui la vengeance, la peine et l’horreur de ce qu’ils sont devenus ont trop longtemps fermenté, elle a jeté mon peu de biens hors de cette maison qui, un temps, avait été la mienne.

Et voilà. Je suis une répudiée, comme les autres.

*

* *

Mais je n’ai pas quitté Jérusalem comme les autres.

Pendant que je me disputais avec Axatria, Sogdiam s’était débrouillé pour faire savoir dans toutes les maisons amies que je partais.

De sa démarche claudicante il a couru d’une porte à l’autre.

— Lilah s’en va rejoindre les femmes et les enfants du dehors. Et moi je vais avec elle !

Ce fut comme une huile qui attend la flamme. La tristesse et la honte qui macéraient dans les cœurs depuis le jour de la lapidation s’embrasèrent.

En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, vingt chariots furent remplis et autant de mules furent attelées pour les tirer. Les anciens époux donnaient des tentes, des draps et des piquets… Ils donnaient en pleurant et, s’ils avaient pu, ils auraient offert leurs larmes en guise de vin doux.

Les épouses juives donnaient et donnaient.

Les enfants proposaient leurs vêtements et leurs jouets en souvenir de ceux qui avaient été leurs compagnons de jeux.

Il y eut deux hommes qui donnèrent plus encore : eux-mêmes. Que leurs noms ici soient écrits et que Yhwh, s’il le veut, les bénisse.

C’étaient Yahezya et Jonathan.

Car quand les chariots furent alignés à l’extérieur de Jérusalem, il fut bien évident que j’aurais du mal à les conduire avec Sogdiam pour seul soutien. Alors Yahezya a dit :

— Je t’accompagne. De toute façon, ici, dans Jérusalem, je n’arriverai pas à vivre et à travailler dans ma menuiserie en pensant à vous toutes.

Jonathan a ajouté, les yeux noyés de larmes.

— Mon épouse est là-bas, je ne sais où. Elle a le ventre gros de trois mois. Il m’est impossible de ne plus la voir. Impossible d’ignorer si mon enfant est une fille ou un garçon. Je te suis, Lilah.

Il s’est tourné vers les dizaines d’autres qui étaient comme lui. Il leur a crié :

— Vous aussi, suivez-nous !

Ils ont baissé le front et ont pleuré.

Mais pendant les jours suivants, beaucoup sont venus dans la campagne apporter de la nourriture et embrasser leurs anciennes épouses et leurs enfants.

Puis Ezra a décrété que cela était interdit. Ni vêtements, ni nourritures, ni chariots. Car ce qui était dans Jérusalem était le fruit du peuple de Yhwh, et ce fruit ne pouvait devenir nourriture et semence pour les étrangères.

*

* *

D’abord, il nous a fallu rassembler les unes et les autres, agrippées à leurs enfants et éparpillées sur la terre de Judée.

Certaines étaient déjà allées frapper à la porte de leurs pères et de leurs frères. Maintenant, elles pleuraient sur leur sort en maudissant Jérusalem et en se maudissant, elles-mêmes et leur progéniture : pour avoir épousé des Juifs, elles étaient devenues impures dans la maison de leurs pères.

Jusqu’à la première pluie d’automne, il nous a fallu chaque jour errer dans la campagne à la recherche de celles qui se cachaient dans les buissons et les trous, telles des gazelles protégeant leurs petits.

Nous sommes descendus vers le sud, où Jonathan connaissait une terre assez vaste et assez sèche pour y établir un camp. Quelle servitude ! Dresser des tentes, panser les plaies du corps, ramasser les herbes pour soigner les maladies déjà nombreuses des enfants, accoucher les femmes enceintes, donner à manger… Et puis, déjà, des disputes, des jalousies, des désespoirs…

Et les hommes de Guersheme qui galopent sur nous un jour de ciel gris.

Oh ! quelle aubaine pour eux que ces femmes sans époux ni défense !

Ils ne se gênent pas. Ils prennent. Ils ouvrent les cuisses, ils prennent. Ils ouvrent les ventres, ils forcent les sexes encore immaculés.

Ils violent. Ils violent à tour de reins.

Ils tuent celles qui résistent.

Les vieilles qui leur tirent les cheveux pendant qu’ils prennent les filles comme ils prendraient des chèvres, ils les éventrent.

Les enfants qui veulent défendre leurs mères, ils leur tranchent la gorge.

À Jonathan qui se bat pour défendre son épouse qui n’a pas encore enfanté, ils ouvrent le cou.

À elle, ils ouvrent le ventre et brandissent son fruit sanglant.

Ils rient et hurlent :

— À nous le festin des répudiées de Jérusalem !

Ils entravent les plus belles, les plus jeunes. Ils les entravent tel un troupeau de chamelles et ils les tirent derrière eux jusque dans leur désert.

Cela devait arriver.

Il ne s’écoulait de jour et de nuit sans que nous ayons la terreur que cela arrivât.

Dans Jérusalem, ils savaient que cela se passerait ainsi. En répudiant, ils le savaient.

Et Yhwh, mon Dieu, le savait.

*

* *

Cette nuit, un peu avant l’aube, Sogdiam est mort.

On m’a dit que son chariot s’est retourné sur lui et l’a écrasé. On dit qu’il n’a pas souffert trop longtemps.

Sogdiam, mon Sogdiam est mort.

Les morts, il est vrai, sont nombreux.

On m’a dit que Sogdiam rapportait un chariot plein de grains. Ce trajet de nuit depuis Jérusalem, il l’accomplissait de plus en plus souvent. Il y a encore des hommes, là-bas, qui veulent bien nous donner un peu de nourriture. Du grain ou des légumes pour que les anciennes épouses et les enfants ne meurent pas complètement de faim. Mais, la nuit, la route de Béthanie est mauvaise et dangereuse. Les pluies d’automne l’ont ravinée. Peut-être n’était-ce pas la pluie, mais ceux de Guersheme ou de Toviyyah ? L’un et l’autre ne manquent pas une occasion de nous dépouiller ou de nous massacrer.

Je n’ai pas pensé à demander si le grain avait été volé. Si Sogdiam était mort pour rien. Mon Sogdiam est mort !

Je voudrais pleurer et ne pleure pas. Mes mains sont froides, mes pieds sont glacés. Peut-être mon cœur s’est-il figé lui aussi ?

Je suis agrippée à mon calame et j’écris.

Je dois te paraître confuse, à présent, Antinoès, mon époux. Je mélange le passé et le présent. C’est à cause de la mort de Sogdiam.

Mais il est vrai aussi que mon esprit, mon cœur, mon corps, tout est devenu confusion.

Hier, vers la fin du jour, Sogdiam a passé un long moment en silence près de moi. Il m’a dit sur un ton de reproche :

— Tu écris, tu écris ! Tu passes ton temps à écrire comme un scribe. Et qui va lire tes secrets ?

Je lui ai répondu :

— Toi.

Il m’a regardée comme si nous dansions sous le drap des épousailles. Sa chaleur était près de moi. Sa vie déhanchée. Il suffisait que nos regards se croisent une fois dans la journée pour que je respire mieux. Quand il dormait, ses yeux souriaient.

Oh ! mon Sogdiam qui nous nourrissait comme une mère ! Un garçon de seize ans à peine. Un enfant devenu homme. Et que j’ai emporté dans le tourbillon de ma confusion en poussant Ezra vers Jérusalem !

Sogdiam, mon bien-aimé enfant !

Ce n’est pas vrai que j’écris cette lettre pour Antinoès. Je le sais, et ce serait un mensonge que de le maintenir. Antinoès, mon époux, ne me lira pas. Sogdiam ne lui portera pas ce rouleau de papyrus dans un étui de cuir accroché à son cou d’enfant infirme et si beau.

Antinoès est loin. Il n’est plus qu’une pensée qui me déchire le ventre si une fois encore j’écris son nom.

Il est loin, loin comme la vie que je n’ai pas voulue, pas choisie, pas acceptée. Il m’a oubliée. Il serre une femme dans ses bras à l’instant où cette encre glisse du calame et pénètre la peau du papyrus !

Voilà la vérité.

Plus d’époux, je n’ai plus d’époux. Je n’ai plus de Sogdiam.

Voilà la vérité.

J’écris cette lettre comme j’ai écrit, il y a longtemps, une nuit, dans ma chambre de Suse, en suppliant Yhwh. En demandant : « Ô, Yhwh, pourquoi cessons-nous d’être des enfants ? »

Ô Yhwh, pourquoi Sogdiam n’a-t-il pu mener une existence d’enfant ? Pourquoi cette mort ? Pourquoi dois-je devenir froide, n’être plus qu’une main qui écrit pour que Tu entendes une autre voix que celles qui crient aujourd’hui dans Jérusalem ?

Pourquoi tant d’interrogations blessées, tant de questions douloureuses ?

*

* *

L’humain est humilié,

l’homme est à bas, ne le relève pas

cache-toi dans la pierre,

réfugie-toi dans la poussière,

terrifié que tu es par Yhwh

par sa grandeur éclatante.

Voilà enfin que l’arrogant œil humain s’abaisse

que la superbe des hommes va plier.

Yhwh seul sera tenu en haut, ce jour-là.

Cela aussi est l’une des nombreuses paroles d’Isaïe.

Elles me montent souvent aux lèvres sans que je sache si elles sont bonnes pour nous ou pas. Elles me viennent comme vient la colère des nuages qui fuient au-dessus de nos têtes, poussés par les sifflements du vent du nord.

Je les ai chantées tout à l’heure sur la tombe de Sogdiam, mon enfant.

Toutes celles qui m’entouraient les ont reprises avec moi. Ce n’était pas aussi beau que notre chant de la porte des Eaux, mais cela a vibré dans l’air désolé qui nous entoure.

Il est vrai aussi que nous sommes épuisées de chanter pour ceux que nous enterrons.

Tout comme mes doigts sont usés et encornés par le calame.

Chez les plus vieilles d’entre nous, le désir est grand de se coucher n’importe où sur le sol et de s’endormir enfin, dans l’oubli éternel qui nous recouvrira bientôt. Je l’ai vu dans leurs yeux, tout à l’heure, quand la terre a recouvert Sogdiam. Et j’ai été surprise d’éprouver le même désir, moi qui n’ai pas vingt-cinq ans.

De temps à autre, je porte le dos de ma main à mes lèvres. C’est là que Sogdiam m’a touchée pour la dernière fois. Mais ma peau n’en conserve plus le souvenir.

*

**

Yahezya a été blessé au ventre, mais il peut encore parler et nous conduire. Il nous a demandé de rassembler celles qui demeuraient en vie.

Il a dit que nous devions aller près de la mer de l’Araba. Qu’il y avait là-bas des grottes, des lieux plus faciles à défendre qu’un champ ouvert. Il en connaissait le chemin. Il nous y a menées. Il a lutté pour respirer jusqu’à ce que nous puissions apercevoir les falaises de Qumrân et les dizaines de grottes.

Voilà où nous sommes aujourd’hui.

Sans terre à cultiver, mais protégées par les murs que nous avons dressés devant les grottes.

Voilà où nous sommes aujourd’hui, terrées comme les lapins du désert.

Autrefois, Sogdiam pouvait parfois nous obtenir du grain de Jérusalem.

Mais Sogdiam est mort sous son chariot.

De temps à autre, des anciens époux sont venus, de nuit, voir leurs enfants et pleurer dans leurs bras.

Mais beaucoup n’avaient plus de femmes. Mortes ou bien dans les bras de ceux de Guersheme, voilà où elles étaient.

Quelquefois, les anciens époux sont venus caresser leurs épouses répudiées. Ils ont fait des gestes qui rappelaient les temps de l’amour.

Puis ils sont repartis.

Dans la tête et le corps des femmes, ces caresses et cet amour se sont effacés comme s’est effacé le souvenir d’Antinoès dans la tête et le corps de Lilah.

Pour nous, les épouses répudiées, je le dis et je l’écris : « Le temps est mort. »

Yhwh nous a poussées dehors et le temps, pour nous, est mort.

C’est la vérité que dit Lilah, fille de Serayah.

Ce que j’écris, moi, Lilah, nul ne le lira. Mes mots n’appartiennent ni aux sages, ni aux prophètes, ni à Ezra. Ils disparaîtront dans le sable des grottes de Qumrân.

Mais je l’écris car il faut que des mots le répètent : ces femmes et ces épouses étaient innocentes.

Leurs enfants n’étaient pas coupables.

Je l’écris : cette injustice pèsera sur l’homme jusqu’à la nuit des temps.

Lilah
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